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Que sera notre monde dans 20 ans?

Santé

Le cancer (presque) vaincu et... de graves questions d'éthique!

Le Dr Gendron accueille sa patiente enceinte d'un mois. Il vient de recevoir les résultats du test génétique prénatal. Le test indique que le futur garçon, s'il naît, est prédisposé aux maladies suivantes : cancer de la prostate à partir de 55 ans, 45 % de probabilités; cancer du colon, entre 20 et 40 %, selon l'alimentation; diabète, faible risque; schizophrénie, 10 %. Aujourd'hui, la plupart de ces maladies se traitent bien. Ça, c'est la bonne nouvelle. Mais le test révèle aussi que le garçon à venir pourrait avoir un tempérament colérique, une intelligence moyenne et qu'il sera susceptible de développer une dépendance à l'alcool. En plus de ces informations médicales, la patiente apprend que, selon toute probabilité, son enfant aura les yeux bleus et qu'il pourrait avoir du talent pour la musique. Son orientation sexuelle aussi est dévoilée. La nouvelle loi sur l'éthique médicale interdit au Dr Gendron de révéler ces dernières informations, mais les laboratoires privés, grâce à un lobbying intense, ont obtenu le droit de tester ces paramètres et de les communiquer aux médecins (dans l'espoir, croit-on, de faire éclater toutes les restrictions un jour). Le Dr Gendron connaît la loi, mais il sait que les parents lui reprocheront peut-être amèrement (et peut-être violemment) de leur avoir caché ces informations. Que doit-il faire? Il a le tournis, et ce n'est que la première visite de la journée...

Régen Drouin est professeur titulaire en médecine (département de biochimie) et chef du service génétique du département de pédiatrie.
Régen Drouin est professeur titulaire en médecine (département de biochimie) et chef du service génétique du département de pédiatrie.

La réalité médicale des prochaines décennies risque de n'être pas trop éloignée de ce scénario. Régen Drouin, spécialiste de la génétique, affirme que dans 20 ans, «on devrait avoir des traitements relativement efficaces pour la majorité des cancers». Il s'attend aussi à des progrès en ce qui concerne l'Alzheimer, le diabète, l'hypertension, les problèmes de cholestérol, l'alcoolisme, l'obésité... Qu'est-ce qui lui donne tant d'espoir? «La génétique va progresser énormément dans les prochaines années, principalement parce qu'il coûtera beaucoup moins cher de séquencer le génome d'une personne», précise-t-il. Les chiffres sont éloquents : après de nombreuses années d'efforts à l'échelle internationale, le Human Genome Project a terminé, en 2003, un premier séquençage du génome humain pour près de trois milliards de dollars américains... Or, on s'attend à ce que d'ici trois ans, on puisse séquencer un génome complet pour 1000 $!

Le but sera-t-il de «corriger» le code génétique d'une personne pour lui éviter la maladie? «Pas nécessairement, dit le Dr Drouin. La thérapie génique est très complexe et il y a encore plusieurs étapes techniques importantes à franchir. Par contre, plusieurs cancers pourraient être traités spécifiquement si on en connaissait les anomalies génétiques en cause. Par exemple, dans certains cas, une anomalie génétique entraîne la production d'une protéine donnée, qui stimule elle-même la prolifération de cellules cancéreuses. Il s'agit alors de donner au patient un inhibiteur de cette protéine. C'est une solution simple, mais nous avons besoin de la génétique pour comprendre d'où vient le problème et où il faut attaquer les cellules cancéreuses.» 

La génétique sera aussi utile dans le traitement d'autres maladies. Parfois, un médicament est efficace pour traiter des personnes avec un certain profil génétique, alors que pour d'autres, il est inopérant ou même dangereux. Avec la pharmacogénomique, on pourra adapter la médication en fonction du profil génétique des individus.

Chantal Bouffard est professeure adjointe au département de pédiatrie de la Faculté de médecine et des sciences de la santé.
Chantal Bouffard est professeure adjointe au département de pédiatrie de la Faculté de médecine et des sciences de la santé.

D'après Chantal Bouffard, anthropologue médicale au Service de génétique du département de pédiatrie, ces progrès fulgurants auront des impacts sur nos représentations du corps et, par conséquent, sur les approches médicales que nous développerons. «Les moins de 50 ans ne voient plus le corps comme une machine. Il est plutôt perçu comme une extension de la personnalité», dit-elle. Ce ne sera pas une machine qu'on voudra réparer ou modifier grâce à la génétique, à la régénération ou au remplacement d'organes, ou encore à l'ajout de membres bioniques. Chantal  Bouffard ajoute : «On voudra plutôt que notre corps corresponde à ce qu'on est réellement ou à ce qu'on désirera que nos enfants soient.» D'ailleurs, elle constate une ouverture grandissante à cette représentation du corps chez les jeunes. Cependant, ce qui la rassure, c'est que les enfants continuent d'attribuer de l'importance à certains attributs fondamentaux. Par exemple, elle a présenté à des enfants de 6 à 13 ans des personnages fictifs (clones, mutants, cyborgs, extraterrestres, robots, etc.). Pour les enfants, un personnage était «humain» s'il avait des parents (ce qui excluait les clones), ou s'il avait des sentiments et des faiblesses. Si les enfants pouvaient s'identifier au personnage, il était humain. Ces derniers enracinent le statut humain dans la compassion et l'empathie et non dans la science et la religion. Aussi longtemps que la technologie médicale ne changera pas la nature humaine et sa propension à appartenir à un groupe et à éprouver des émotions, les modifications apportées au corps pourront avoir peu d'importance pour eux.

Ce qui l'inquiète, par contre, c'est «que si nous ne tenons pas compte de ces changements, les normes éthiques que nous fixons pour l'avenir risquent de ne pas nous survivre». Avec le risque d'une présence accrue de l'entreprise privée en santé, ajoute-t-elle, «nous pourrions aussi nous retrouver avec des designer babys offrant des enfants sur mesure».

Réjean Hébert est doyen de la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l'Université de Sherbrooke.
Réjean Hébert est doyen de la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l'Université de Sherbrooke.

La présence du privé en santé inquiète aussi Réjean Hébert, doyen de la Faculté de médecine et des sciences de la santé, mais pour des raisons plus prosaïques : «Les entreprises privées font d'énormes pressions pour pénétrer ce marché extrêmement lucratif qui leur échappe présentement. Pourtant, toutes les études montrent qu'un système de santé public est plus efficace. Mais comme on asphyxie le nôtre, j'ai peur qu'elles réussissent leur pari.»

Faut-il s'attendre à payer plus à l'avenir? «Oui, parce que même si les gens sont plus en santé dans 20 ans, ils seront aussi plus exigeants par rapport à la qualité des soins», précise le Dr Hébert. Mais il s'insurge contre ceux qui craignent le «gouffre sans fond» du système public : «Le prix des voitures a augmenté plus vite que l'inflation dans les dernières années, et personne ne s'en plaint. En plus, si la santé va au privé, ça va coûter encore plus cher et vous allez devoir vous battre contre vos compagnies d'assurances, comme aux États-Unis.»

Il croit qu'il y a des façons de limiter les coûts. «Dans 20 ans, dit-il, si nous avons pris le virage, l'hôpital aura beaucoup moins d'importance et les soins à domicile seront répandus. La coordination se fera avec des dossiers cliniques uniques et informatisés et une bonne communication entre les intervenants. Nous avons déjà la recette avec le modèle PRISMA, développé à l'Université de Sherbrooke. Il s'agit de le répandre!»

Prévention et télémédecine

Michel Bureau, sous-ministre adjoint, secteur de la santé, ministère de la Santé et des Services sociaux
Michel Bureau, sous-ministre adjoint, secteur de la santé, ministère de la Santé et des Services sociaux

Pour Michel Bureau sous-ministre adjoint à la santé, dans vingt ans, l'enseignement de la médecine fera plus de place à l'interdisciplinarité, les murs entre les spécialités vont tomber : «Présentement, les médecins sont formés en silos : les facultés veulent performer sur le plan de l'innovation technologique, mais les besoins de la population sont tout autres». La prévention jouera aussi un rôle croissant, selon le sous-ministre, et elle sera plus ciblée : la génétique permettra aux médecins d'ajuster leurs conseils en fonction du profil de chaque personne. «La télémédecine va se développer elle aussi ajoute-t-il : on pourra prendre sa pression chez soi et envoyer les résultats par Internet. C'est sûr que tout ça coûtera cher, mais les économies – réelles – réalisées grâce à la prévention et une participation d'appoint du privé feront que la croissance des coûts de santé ne sera pas incontrôlable.»